RIMBAUD ou le vertige de l’être : exposé d'André Melly

Présentation d' André Melly par lui même :
"Originaire d’Ile de France, plus précisément de Chantilly, je réside avec mon épouse à Saint Jean le Thomas depuis juillet 2000. Je n’ai pas de formation littéraire particulière, si ce n’est que j’ai enseigné le Français pendant une année scolaire en 1965 au Zaïre. J’ai surtout une formation juridique. Mon activité professionnelle a consisté en quinze années de notariat et vingt deux années dans l’administration de biens. Mais de tout temps j’ai aimé la poésie, comme la musique d’ailleurs. J’ai découvert RIMBAUD à l‘âge de quinze ans et ne l’ai plus jamais quitté. J’ai lu à peu près tout ce qui a été écrit sur lui, en particulier : ses œuvres complètes par Pierre BRUNEL, RIMBAUD par lui-même d’Yves Bonnefoy, et, du même auteur : « Notre besoin de RIMBAUD. J’ai toujours conservé, depuis la troisième au Collège un petit recueil de Pages choisies dans les classiques illustrés VAUBOURDOLLE aux éditions LIBRAIRIE HACHETTE. J’aime aussi beaucoup BAUDELAIRE, et, dans une moindre mesure VERLAINE. Pour ne rien vous cacher, ma modeste bibliothèque a trois grands centres d’intérêt: la poésie, la musique, et curieusement le nazisme… époque sur laquelle je serais tout aussi intarissable."


RIMBAUD ou le vertige de l’être : exposé d'André Melly

Bonsoir à toutes et à tous.

Avant d’aborder cet exposé quelque peu austère, il est vrai, juste un petit clin d’oeil : Excusez-moi du peu, mais j’ai au moins deux points communs avec Arthur Rimbaud : Nous chaussons tous les deux du 41.Eh Oui ! J’ai découvert cette similitude dans l’une des correspondances de Rimbaud à sa mère datée du Harar le 20 février 1891 aux termes de laquelle il lui demandait de lui acheter un bas pour varices, pour une jambe longue et sèche (le pied est numéro 41 pour la chaussure) Et, comme moi, il était musicien. N’a-t-il pas écrit une « Ariette oubliée » paroles et musique que Verlaine apprécia particulièrement ? Il évoqua aussi plus tard son désir d’acheter un piano)…

Mais, revenons aux choses sérieuses.
Un petit préalable maintenant, destiné à nous mettre tous à l’aise, érudits ou rêveurs, poètes à la petite semaine ou universitaires chevronnés : j’avais relevé et conservé fort heureusement un article du monde du vendredi 24 Septembre 2004, intitulé « Rimbaud, l’irréductible ». Il s’agissait en fait d’une interview de Pierre BRUNEL, auteur de plusieurs essais sur RIMBAUD et spécialiste de son oeuvre. Il est dit ceci : « Ecoutez bien et callez vous confortablement dans vos chaises peu confortables. Une approche de Rimbaud sans érudition est bien sûr non seulement possible, mais souhaitable ; j’allais même dire : prioritaire. Ces textes ne sont pas des grimoires. L’admirateur de sa poésie n’a pas à être un maniaque. D’où l’intérêt de la lecture par des élèves, par des comédiens, et par des lecteurs de bonne foi. »

RIMBAUD ou le vertige de l’être : exposé d'André Melly
Selon l’usage, l’oeuvre d’Arthur RIMBAUD se divise en quatre parties :
  • Les Poésies
  • Les Derniers vers
  • Une saison en enfer
  • Les Illuminations.
J’en rajouterais volontiers une cinquième : sa correspondance, décisive pendant sa courte période de création poétique et instructive pendant sa longue période de négociant, et de sa très pénible fin de vie.Ce n’est pas du tout une étude exhaustive de ces quatre parties que je me suis proposé de faire. Non ! C’est essentiellement une tentative d’approche de l’expérience intérieure rimbaldienne.
Ainsi, parmi les multiples facettes de ce poète hors du commun, et probablement le plus grand de toute la littérature française, je me limiterai à n’en aborder que deux qui me semblent essentielles dans la vie et l’oeuvre d’Arthur RIMBAUD :
Premièrement, Les Poésies : RIMBAUD, né en 1854, est jeune, l’auteur de poésies superbes, audacieuses ou provocantes,
satiriques et même féroces
Deuxièmement, Une saison en enfer, les Illuminations et une partie de sa correspondance avec en particulier la fameuse lettre
dite du « voyant »
, charnière décisive dans sa vie littéraire.

RIMBAUD ou le vertige de l’être : exposé d'André Melly
Commençons donc par le commencement :Ecoutons en premier lieu, un peu pêle-mêle, la richesse de la rime piquée au hasard de ses oeuvres de jeunesse, ainsi que l’extrême sonorité du vers :
Extrait du Bal des pendus : (C’est le premier poème que j’ai lu de lui ; j’avais quinze ans)
Ecoutez :

Oh ! Voilà qu’au milieu de la danse macabre
Bondit dans le ciel rouge un grand squelette fou
Emporté par l’élan, comme un cheval se cabre :
Et, se sentant encore la corde raide au cou,

Crispe ses petits doigts sur son fémur qui craque,
Avec des cris pareils à des ricanements,
Et, comme un baladin rentre dans la baraque,
Rebondit dans le bal au chant des ossements.

Au gibet noir, manchot aimable,
Dansent dansent les paladins
Les maigres paladins du diable
Les squelettes de Saladin
Rimbaud invente, avant l’heure, le film d’épouvante.
Maintenant écoutons les trois derniers vers de Venus
anadyomène, petit poème osé :

Les reins portent deux mots gravés : Clara Venus ;
Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle, hideusement, d’un ulcère à l’anus !

RIMBAUD ou le vertige de l’être : exposé d'André Melly
LES ASSIS  (extraits). Ici RIMBAUD fustige les bureaucrates.

Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs
Le sinciput plaqué de hargnosités vagues
Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;

Ils ont greffé dans des amours épileptiques
Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs
De leurs chaises ; leurs pieds aux barreaux rachitiques
S’entrelacent pour les matins et pour les soirs !

Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges,
Sentant les soleils vifs percaliser leur peau,
Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges,
Tremblant du tremblement douloureux du crapaud.

Rimbaud a quinze ans et demi quand il écrit ces vers acérés et puissants.
Mais il est aussi capable d’écrire des poèmes d’une grande fraîcheur ou d’une grande sensibilité.


SENSATIONS

Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue ;
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds,
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien ;
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin comme un bohémien,
Par la Nature heureux comme avec une femme.

RIMBAUD ou le vertige de l’être : exposé d'André Melly
L E S E F F A R E S

Noirs dans la neige et dans la brume,
Au grand soupirail qui s’allume,
Leurs culs en ronds

A genoux, cinq petits – misère –
Regardent le Boulanger faire
Le lourd pain blond.

Ils voient le fort bras blanc qui tourne
La pâte grise et qui l’enfourne
Dans un trou clair.

Ils écoutent le bon pain cuire.
Le Boulanger au gras sourire
Grogne un vieil air

Ils sont blottis, pas un ne bouge,
Au souffle du soupirail rouge
Chaud comme un sein.

Quand pour quelque médianoche,
Façonné comme une brioche
On sort le pain.

Quand, sous les poutres enfumées,
Chantent les croûtes parfumées
Et les grillons,

Que ce trou chaud souffle la vie,
Ils ont leur âme si ravie
Sous leurs haillons,

Ils se ressentent si bien vivre,
Les pauvres Jésus plein de givre,
Qu’ils sont là tous.

Collant leurs petits museaux roses
Au treillage, grognant des choses
entre les trous

Tout bêtes, faisant leurs prières
Et repliés vers ces lumières
Du ciel rouvert,

Si fort, qu’ils crèvent leur culotte
Et que leur chemise tremblotte
Au vent d’hiver.

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ll écrit aussi un texte : LES REPARTIS DE NINA  dont la chute ne manque pas d’effet humoristique. Ecoutez :

Lui – Ta poitrine sur ma poitrine,
Hein nous irions,
Ayant de l’air plein la narine,
Aux frais rayons

Du bon matin bleu qui vous baigne
De vin du jour ?...
Quand tout le bois frissonnant saigne
Muet d’amour

A chaque branche, gouttes vertes,
Des bourgeons clairs,
On sent dans les choses ouvertes
Frémir des chairs ;

Tu plongerais dans la luzerne
Ton blanc peignoir,
Rosant à l’aire ce bleu qui cerne
Ton grand oeil noir,

Amoureuse de la campagne,
Semant partout,
Comme une mousse de champagne,
Ton rire fou ;

Riant à moi, brutal d’ivresse,
Qui te prendrais
Comme cela – la belle tresse.
Oh ! – qui boirais

Ton goût de framboise et de fraise,
O chair de fleur !
Riant au vent qui te baise
Comme un voleur.

Au rose, églantier qui t’embête
Aimablement :
Riant surtout, ô folle tête,
A ton amant !...

Dix sept ans ! Tu seras heureuse !
Oh les grands prés,
La campagne amoureuse !
- Dis, viens plus près !...

Ta poitrine sur ma poitrine,
Mêlant nos voix,
Lents ? nous gagnerions la ravine
Et le grand bois !...

Puis, comme une petite morte,
Le coeur pâmé,
Tu me dirais que je te porte,
L’oeil mi-fermé…

Je te porterais, palpitante,
Dans le sentier :
L’oiseau filerai son andante :
Au noisetier…

Je te parlerais dans ta bouche ;
J’irais, pressant
Ton corps, comme un enfant qu’on couche,
Ivre du sang

Qui coule, bleu, sous ta peau blanche
Aux tons rosés :
Et te parlant la langue franche…
Tiens !... que tu sais…

Nos grands bois sentiraient la sève,
Et le soleil
Sablerait d’or fin leur grand rêve
Vert et vermeil.

Le soir ?... Nous reprendrons la route
Blanche qui court
Flânant, comme un troupeau qui broute,
Tout à l’entour

Les bons vergers à l’herbe bleue,
Aux pommiers tors !
Comme on les sent toute une lieue
Leurs parfums forts !

Nous regagnerons le village
Au ciel mi-noir ;
Et ça sentira le laitage
Dans l’air du soir ;

Ca sentira l’étable, pleine
De fumiers chauds,
Pleine d’un lent rythme d’haleine,
Et de grands dos

Blanchissant sous quelque lumière ;
Et tout là-bas,
Une vache fientera ; fière,
A chaque pas…

- Les lunettes de la grand-mère
Et son nez long
Dans son missel ; le pot de bière
Cerclé de plomb,

Moussant entre les larges pipes
Qui, crânement
Fument : les effroyables lippes
Qui, tout fumant,

Happent le jambon aux fourchettes
Tant, tant et plus ;
Le feu qui claire les couchettes
Et les bahuts.

Les fesses luisantes et grasses
D’un gros enfant
Qui fourre, à genoux, dans les tasses,
Son museau blanc

Frôlé par un mufle qui gronde
D’un ton gentil,
Et pourlèche la face ronde
Du cher petit…

Noire, rogue au bord de sa chaise,
Affreux profil,
Une vieille devant la braise
Qui fait du fil ;

Que de choses verrons-nous, chère,
Dans ces taudis,
Quand la flamme illumine, claire,
Les carreaux gris !...

Puis, petite et toute nichée
Dans les lilas
Noirs et frais : la vitre cachée,
Qui rit là-bas…

Tu viendras, tu viendras, je t’aime !
Ce sera beau.
Tu viendras, n’est-ce-pas, et même…
ELLE – Et mon bureau ?

RIMBAUD ou le vertige de l’être : exposé d'André Melly
Pour ne pas alourdir cette soirée, je me proposais de passer sur les deux grands classiques que sont « Ma bohême » et le « Dormeur du val » que nous avons tous dû apprendre plus ou moins par coeur au collège. A la réflexion, je ne passe pas sur le Dormeur du Val, ce petit bijou parnassien, échantillon très réussi de la poésie descriptive dont RIMBAUD faisait encore ses délices en octobre 1870

LE DORMEUR DU VAL

C’est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons d’argent,
Ou le soleil de la montagne fière,
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort : il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce –le chaudement : il a froid.

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur la poitrine
Tranquille. Il deux trous rouges au côté droit.

RIMBAUD ou le vertige de l’être : exposé d'André Melly
Le bateau ivre, écrit en septembre 1871, RIMBAUD a 17 ans, à la veille de sa venue à Paris, pour être présenté aux poètes
parisiens, un peu comme le compagnon présentait son chef d’oeuvre à ses maîtres. Le succès en fut grand. Je vous livre l’un
des quatrains de ce poème que je vous invite à lire en entier, quatrain qui préfigure le changement radical, pas encore dans le
style, quoique ce poème, pourtant en alexandrins, soit quand même introductif de l’oeuvre de RIMBAUD dans le Symbolisme,
mais plutôt dans l’inspiration dont Rimbaud va désormais faire preuve :


LE BATEAU IVRE  (extrait)

« Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ! »

Rien moins que cela… Rimbaud ne manquait pas de prétention !
Mais, pardonnez-moi, quel souffle, quel musique ! Le 10 juin 1871
Rimbaud renie, dans une lettre à Paul DEMENY, un lettré pour
qui RIMBAUD semble avoir éprouvé une vive amitié, ses vingt
deux premiers poèmes. A partir de 1872, RIMBAUD renonce à la
versification classique. Il privilégie en effet les rythmes impairs : 11
pieds, 7 pieds, surtout 5 pieds. Le poème L’Eternité en est
cetrtainement le plus fameux exemple :

Fac similé du poème écrit par Rimbaud
Fac similé du poème écrit par Rimbaud
L'ETERNITE
Elle est retrouvée,
Quoi ? – l’Eternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.

Ame sentinelle
Murmurons l’aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.

Des humains suffrages,
Des communs élans
Là tu te dégages
Et voles selon

Puisque de vous seules,
Braises de satin,
Le devoir s’exhale
Sans qu’on dise : enfin.

Là pas d’espérance,
Nul orietur
Science avec patience
Le supplice est sûr.

Elle est retrouvée,
Quoi ? – L’Eternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil

Avez-vous remarqué ? Rimbaud abandonne quelquefois la rime et se contente d’assonances : trois exemples dans ce très beau petit mais immense poème :-deuxième quatrain : sentinelle et nulle ; troisième quatrain : élan et selon – quatrième quatrain : seules et s’exhale. Et tout cela chante remarquablement. Je fais relire ce petit poème par pure gourmandise, mais préalablement, juste une petite explication sur le mot « orietur » : tiré du verbe latin orior qui veut dire se lever, que l’on retrouve dans orient, là où le soleil se lève; nul orietur équivaut à il ne se lèvera rien, il ne se passera rien, pas d’aube. Selon Pierre BRUNEL, la connotation religieuse ne saurait être écartée : « Et le soleil de la justice se lèvera pour vous qui craignez mon nom » Malachie III.20 Pour situer rapidement Malachie, disons que son oeuvre appartient au fond commun de la littérature prophétique dans la Bible. Je reparlerai un peu plus loin,
mais rapidement de la production de cette époque.

RIMBAUD ou le vertige de l’être : exposé d'André Melly
Au niveau de sa personnalité, Arthur Rimbaud, dès sa jeunesse, se montre rebelle à l’autorité de sa mère, sévère et très stricte sur le plan moral, et rigoureusement fidèle à son éducation religieuse. Elle fermera pourtant les yeux sur l’homosexualité de son fils. Il n’aura de cesse de quitter la maison familiale dominée par sa mère seule, son père, officier, n’étant jamais là. L’enfant Rimbaud n’aura d’ailleurs guère connu son père. Génie précoce, Arthur Rimbaud fustigera l’étouffant univers familial et l’ennuyeuse province des Ardennes. Marcheur infatigable, il parcourra à pied des centaines de kms, en des fugues incessantes ; Il se délivre du pesant fardeau catholique avec une vive insolence. C’est donc à un adolescent tourmenté, mais exceptionnellement doué que nous avons à faire. Entré au collège de Charleville à onze ans, il s’y fait remarquer par des dons exceptionnels tenant toujours la tête de sa classe. Au pritemps de 1871 il est très marqué par les évènements de la Commune. Il en a été bouleversé et s'est senti de coeur et d'esprit avec les communards. Puis de 17 à 19 ans ce sera l'enfer de son adolescence. Verlaine  a fait venir Rimbaud à Paris et leur aventure-liaison commence : errances à Londres et en Belgique notamment et disputes qui se temrineront par un coup de revlver tiré le 10   juillet 1873 par Verlaine sur Rimbaud dans un hôtel de Bruxelles le blessant légèrement au poignet ce qui conduira Verlaine en prison pour deux ans. Cette période tumultueuse sera un calvaire pour Mathilde Maute, l'épouse de Verlaine.
 Mais rentrons maintenant dans l’expérience singulière de Rimbaud qui est plus précisément le centre et la raison du titre du présent exposé. La lettre que Rimbaud écrit à Paul Demeny, l’un de ses amis lettrés, comme je l’ai déjà indiqué, le 15 Mai 1871, dite « Lettre du Voyant » va faire complètement basculer l’univers poétique de Rimbaud.
« Voici de la prose sur l’avenir de la poésie ; Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque. Vie harmonieuse. De la Grèce au mouvement romantique, - moyen âge – il y a des lettrés, des versificateurs. D’Ennius à Théroldus, de Théroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloire d’innombrables générations idiotes : Racine est le pur, le fort, le grand. – On eût soufflé sur ses rimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd’hui aussi ignoré que le premier venu auteur d’Origines.- Après Racine, le jeu moisit. Il a duré deux mille ans ! Ni plaisanterie, ni paradoxe. La raison m’inspire plus de certitudes sur le sujet que n’aurait jamais eu de colères un Jeune-France…On n’a jamais bien jugé le romantisme ; qui l’aurait jugé ? Les critiques ! Les romantiques ? qui prouvent si bien que la chanson est si peu souvent l’oeuvre, c’est-à-dire la pensée chantée et comprise du chanteur ? Car JE est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini, ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse, en s’en clamant les auteurs ! En Grèce, ai-je dit, vers et lyres rythment l’Action. Après, musiques et rimes sont jeux, délassements… Des fonctionnaires, des écrivains : auteur, créateur, poète, cet homme n’a jamais existé !
La première étude de l’homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l’inspecte, il la tente, il l’apprend. Dès qu’il la sait, il doit la cultiver… il s’agit de se faire l’âme monstrueuse : à l’instar des comprachicos, quoi ! Imaginez un homme s’implantant et se cultivant des verrues sur le visage. Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n’en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant ! Car il arrive à l’inconnu ! Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innommables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé…Donc le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé de l’humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions ; si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe. Trouver une langue.²

Verlaine et Rimbaud
Verlaine et Rimbaud
« Je est un autre ». Cette trouvaille rimbaldienne me fait penser au verbe latin. Alienare : aliéner, notion qui ressurgira au début du XIXème siècle lors de la naissance de la Psychiatrie, et qui signifie rendre autre, étranger à l’autre mais aussi à soi-même. J’ai trouvé cette explication, après avoir achevé le présent exposé, dans un livre récent intitulé Histoire de la Folie de Claude QUETEL aux Editions Tallandier ;J’ai pensé, mais cela n’engage que moi-même, à une certaine connivence, ou plutôt un lien particulier entre RIMBAUD et la folie. Ne répondra t il pas à sa soeur Isabelle qui, plus tardivement lui posera la question : « Pourquoi ne
continues-tu pas à écrire. On dit pourtant qu’autrefois tu as fait de très belles choses ? »-Je le sais bien, répondit-il, mais je ne pouvais pas continuer, je serais devenu fou. N’est-t-on pas tenté d’associer, dans la mentalité courante, fou et visionnaire ? Mais restons prudent et c’est donc par prudence que je ferme cette parenthèse. Par ailleurs, il est difficile de parler de la production rimbaldienne de 1872 caractérisée par les assonances et les rythmes que Rimbaud lui-même appelait « néants ».
On peut citer Larme, Bonne pensée du matin, Chanson de la plus haute tour, Fête de la faim, L’Eternité, Age d’Or, Mémoire, Confins du monde, Bonheur, O saisons, ô châteaux, et quelques autres poèmes datés ou non datés comme La rivière de Cassis, Jeune ménage, Michel et Christine, Honte et celui qui commence par « Entends comme brame ».Tous ces textes font preuve d’une musicalité qui répond à la règle première mais essentielle du symbolisme, celle de la libération des vers. C’est plus précisément en avril 1873, de retour dans la maison familiale de Roche que Rimbaud commence à écrire cet extraordinaire petit livre en prose qui devait s’intituler « Livre païen » ou « Livre nègre » et dont le titre définitif fut « Une Saison en enfer ».Il désirait publier ce recueil écrit dans une grande souffrance cet été là, et s’en ouvrit à sa mère.
Serait-elle d’accord d’en payer l’édition ? Sa mère Vitalie et Arthur eurent sans doute une conversation importante à ce moment.
Vitalie, qui n’estimait pas la poésie comme nécessaire à la vie, aurait cependant fait n’importe quoi pour qu’Arthur soit heureux. Il
désirait publier ? Elle l’y aiderait donc. Comment s’intitulerait ce livre ? Une Saison en enfer, Vitalie se dit qu’elle savait de quoi il
s’agissait. Pouvait-elle cependant le lire ? Arthur le lui donna. Le lendemain, Vitalie rendit les poèmes à son fils. Elle qui appelait un chat un chat ne fit pas semblant d’avoir perçu le mystère poétique.
Elle demanda à son fils ce que cela voulait dire. A quoi Arthur aurait répondu : « J’ai voulu dire ce que cela dit, littéralement et
dans tous les sens ».OEuvre de rupture radicale, tant avec le passé récent et de sa liaison tumultueuse avec Paul Verlaine qu’avec le style de ses dernières poésies. N’écrit-il pas dans DELIRES  (Alchimie du Verbe) l’un des courts chapitres d’une Saison en Enfer : « De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible » en parlant de son poème l’Eternité. Plus tard, sur son lit d’hôpital à Marseille, dans les derniers mois de sa vie, il ira même jusqu’à dire que tout ce qu’il avait écrit n’était que des rinçures. Il a été curieusement impitoyable avec son oeuvre, oeuvre qui a pourtant eu un rayonnement extraordinaire. Ecoutons toutefois deux grands textes « Nuit de l’Enfer » et « Adieu » afin d’illustrer cet ouvrage pour le moins singulier.

Maison de Roche où Rimbaud écrivit " Une saison en enfer"
Maison de Roche où Rimbaud écrivit " Une saison en enfer"
NUIT de L’ENFER

J’ai avalé une fameuse gorgée de poison.- Trois fois béni soit le conseil qui m’est arrivé !- Les entrailles me brûlent, la violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j’étouffe, je ne puis crier. C’est l’enfer, l’éternelle peine !
Voyez comme le feu se relève ! Je brûle comme il faut. Va, démon ! J’avais entrevu la conversion au bien et au bonheur, le salut.
Puis-je décrire la vision, l’air de l’enfer ne souffre pas les hymnes !C’était des millions de créatures charmantes, un suave concert spirituel, la force et la paix, les nobles ambitions, que sais-je ? Les nobles ambitions ! Et c’est encore la vie ! – Si la damnation est éternelle ! Un homme qui veut se mutiler est bien damné, n’est-ce pas, Je me crois en enfer, donc j’y suis. C’est l’exécution du catéchisme. Je suis esclave de mon baptême. Parents, vous avez fait mon malheur et vous avez fait le vôtre. Pauvre innocent ! – L’enfer ne peut attaquer les païens. – C’est la vie encore ! Plus tard, les délices de la damnation seront plus profondes. Un crime vite, que je tombe au néant, de par la loi humaine. Tais-toi, mais tais-toi !...C’est la honte, le reproche, ici : Satan qui dit que le feu est ignoble, que ma colère est affreusement sotte – Assez ! Des erreurs qu’on me souffle, magies, parfums faux, musiques puériles.- Et dire que je tiens la vérité, que je vois la justice : j’ai un jugement sain et arrêté, je suis prêt pour la perfection…Orgueil – La peau de ma tête se dessèche. Pitié ! Seigneur, j’ai peur. J’ai soif, si soif ! Ah ! l’enfance, l’herbe, la pluie, le lac sur les pierres, le clair de lune quand le clocher sonnait douze…le diable est au clocher, à cette heure. Marie ! Sainte Vierge !... Horreur de ma bêtise. Là-bas, ne sont-ce pas des âmes honnêtes, qui me veulent du bien ? Venez… J’ai un oreiller sur la bouche, elles ne m’entendent pas, ce sont des fantômes. Puis jamais personne ne pense à autrui .Qu’on n’approche pas. Je sens le roussi, c’est certain. Les hallucinations sont innombrables. C’est bien ce que j’ai toujours eu : plus de foi en l’histoire, l’oubli des principes. Je m’en tairai : poètes et visionnaires seraient jaloux. Je suis mille fois plus riche, soyons avare comme la mer !
Ah ça, l’horloge de la vie s’est arrêtée tout à l’heure. Je ne suis Je ne suis plus au monde.- La théologie est sérieuse, l’enfer est certainement en bas – et le ciel en hait. – Extase, cauchemar, sommeil dans un nid de flammes. Que de malices dans l’attention dans la campagne. Satan, Ferdinand, court avec les graines sauvages… Jésus marche sur les ronces purpurines, sana les courber… Jésus marchait sur les eaux irritées. La lanterne nous le montra debout, blanc et des tresses brunes, au flanc d’une vague d’émeraude.

Rimbaud à l'âge de 19 ans
Rimbaud à l'âge de 19 ans
Je vais dévoiler tous les mystères : religieux ou naturels, mort, naissance, avenir, passé, cosmogonie, néant, Je suis maître en
fantasmagorie. Ecoutez !...
J’ai tous les talents ! – Il n’y a personne ici et il y a quelqu ‘un : Je ne voudrais pas répandre mon trésor. Veut-on des chants nègres, des danses de houris ? Veut-on que je disparaisse, que je plonge à la recherche de l’anneau ? Je ferai de l’or, des remèdes. Fiez-vous dons à moi, la foi soulage, guide, guérit. Tous, venez - même les petits enfants – que je vous console, qu’on répande pour vous son coeur, - le coeur merveilleux ! Pauvres hommes, travailleurs ! Je ne demande pas de prières ; avec votre confiance, je serais heureux. Et pensons à moi. Ceci me fait peu regretter le monde. J’ai de la chance de ne pas souffrir plus. Ma vie ne fut que folies douces, c’est regrettable. Bah ! faisons toutes les grimaces imaginables.
Décidément, nous sommes hors du monde. Plus aucun son. Mon tact a disparu. Ah ! mon château, ma Saxe, mon bois de saules, les soirs, les matins ; les nuits, les jours… Suis-je las ! Je devrais avoir mon enfer pour la colère, mon enfer pour l’orgueil – et l’enfer de la caresse ; un concert d’enfers. Je meurs de lassitude. C’est le tombeau, je m’en vais aux vers, horreur de l’horreur ! Satan, farceur, tu veux me dissoudre, avec tes Charmes. Je réclame. Je réclame ! un coup de fourche, une goutte de feu. Ah ! remonter à la vie. Jeter les yeux sur nos difformités. Et ce poison, ce baiser mille fois maudit ! Ma faiblesse, la cruauté du monde ! Mon Dieu, pitié, cachez-moi, je me tiens trop mal – Je suis caché et je ne le suis pas. – C’est le feu qui se relève avec son damné.
ADIEU

L’AUTOMNE déjà ! – Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, - loin des gens qui meurent sur les saisons.
L’automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel tâché de feu et de boue. Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l’ivresse, les mille amours qui m’ont crucifié ! Elle ne finira donc point cette goule reine de millions d’âmes et de corps morts et qui seront jugés !
Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le coeur, j’aurai pu y mourir… L’affreuse évocation ! J’exècre la misère. Et je redoute l’hiver parce que c’est la saison du comfort !
- Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d’or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J’ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d’artiste et de conteur
emportée ! Moi, moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan ! Suis-je trompé, la charité serait-elle soeur de la mort, pour moi ? Enfin, je demanderai pardon pour m’être nourri de mensonges. Et allons ; Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ?
Oui, l’heure nouvelle est au moins très – sévère. Car je puis dire que la victoire m’est acquise : les grincements de dents, les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les souvenirs immondes s’effacent. Mes derniers regrets détalent, des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort, les arriérés de toutes sortes. Damnés, si je me vengeais !
Il faut être absolument moderne. Point de cantiques : tenir le pas gagné. Dure nuit ! le sang séché fume sur ma face, et je n’ai rien derrière moi, que cet horrible arbrisseau !... Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul. Cependant c’est la veille. Recevons les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.
Que parlai-je de main amie ! Un bel avantage, c’est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs, - j’ai vu l’enfer des femmes là-bas ; - et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps.

RIMBAUD ou le vertige de l’être : exposé d'André Melly
Essayer de comprendre le sens du message que le fulgurant génie porta à notre époque, et dont tant d’hommes du XXème Siècle ont été bouleversés n’est pas aisé. Combien ont essayé de l’interpréter ce message, chacun le tirant dans son sens ! On a fait un Rimbaud voyou, un Rimbaud spirite, un Rimbaud anarchiste, un Rimbaud freudien, un Rimbaud communiste. Et là, je renvoie à un excellent article paru dans la revue Ecclesia, suite à l’exposition consacrée à Arthur Rimbaud à la Bibliothèque Nationale le 10 Novembre 1954 à l’occasion du centenaire de sa naissance. On ne saurait en effet se dissimuler ce qu’il y a d’excessif, d’arbitraire, dans toute interprétation qu’on peut proposer de cette poésie au verbe secret, aux allusions multiples, qui est, en fin de compte, le seul document qu’il nous ait légué sur sa propre expérience. Un Rimbaud chrétien, au sens formel du terme, ne serait pas moins arbitraire que les autres. On ne se trompera cependant pas en cherchant le secret de cette destinée, de ce message, là où lui-même entendit se placer. « Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes, écrit-il. Dure nuit ! Le sang séché fume sur ma face » Qui a écrit de tels mots peut difficilement être expliqué selon le principe de la dialectique matérialiste. C’est dans l’ordre du drame spirituel qu’il s’est lui même situé. Ce drame, à l’origine, peut-être ne fut-il rien d’autre que celui que, l’une après l’autre, toutes les générations traversent, le drame de la pureté. Au seuil de l’adolescence, à peine sorti des jardins fermés de l’enfance, quel est l’homme qui ne s’est pas senti affronté à la vie, avec ses saletés, ses compromissions, ses drames ? Et qui n’a pas senti que le pire était de découvrir, au fond de son propre coeur, une sorte de complicité affreuse avec tout ce qui fait le plus horreur ? La révolte de l’adolescence contre la famille, la société, la morale, contre les multiples liens qui semblent l’enserrer et lui interdire de vivre libre, a ce double sens d’être une protestation contre une discipline nécessaire et contre une souillure universelle. Ce drame, l’enfant Arthur Rimbaud l’a vécu avec une intensité terrible, dans un déchirement de tout l’être. La « colère dans le sang » dont il a parlé, la sienne, c’était le témoignage de sa protestation instinctive, véhémente, contre le monde, contre les hommes, et d’abord contre soi. C’est ici qu’il faudrait poursuivre une étude théologique, singulièrement malaisée et qui n’a jamais été entreprise, pour essayer de résoudre ce problème : à cet instant où tout pour lui parut remis en question, pourquoi la foi catholique ne lui apporta-t-elle pas de secours ? Parce qu’il n’avait connu qu’une religion formaliste, de messes solennelles et de « bible à tranche vert chou » ? Certainement non. Cet enfant génial avait assez profondément pénétré le sens même de l’expérience chrétienne pour comprendre que la foi au Christ est bien autre chose. Dans RIMBAUD par lui-même, Yves BONNEFOY, poète, très certainement le meilleur spécialiste de l’oeuvre rimbaldienne, précise que cette religion du Christ était pour RIMBAUD aussi fascinante que détestée. Certainement lucidement, il la refusa, elle et le secours qu’elle eût pu lui donner. Nul doute qu’il ne faille faire intervenir ici l’orgueil, un orgueil luciférien à la lettre, l’orgueil qui poussa l’ange rebelle à refuser l’obédience. RIMBAUD ne connaît que l’angoisse de Lucifer, écrit encore Yves BONNEFOY. Un jour vint où « l’Ange en exil » sur la terre devint le « Satan adolescent »comme le disait Verlaine. Un obstacle se dressa alors devant lui : celui de la Loi, de même que Saint Paul a dit : « Entre cette vie selon la chair, qu’il discernait, et sa volonté d’homme, il y avait cette haie haute, infranchissable, le bien, le mal, la conscience… » Il fallait choisir. Ou bien violer des principes qu’il ne pouvait pas ignorer, ou bien accepter de s’y soumettre. « L’aiguillon de la mort, c’est le péché, et la force du péché, c’est la loi », dit l’Apôtre. D’autres, affrontés au même problème, biaisent et trichent. Arthur Rimbaud non. Il n’acceptera pas de jouer le jeu des péchés médiocres, des petites connivences. Puisque la loi est là, et l’arrête, et le condamne, c’est par delà elle qu’il tentera son expérience. « Je suis esclave de mon baptême, s’écrie-t-il, c’est-àdire, cette discipline des commandements, je ne puis y échapper qu’en tentant la révolte ultime. » Poésie. Chant merveilleux. Le paradis est-il possible sur terre ? En rêvant de pays inconnus, où les hommes, les « païens » sont libres de tout, même du péché, en évoquant des architectures étranges et des végétations inimaginables, peut-on, par la magie du verbe, réintégrer l’Eden ?
"Elle est retrouvée
Quoi ? L’Eternité,
C’est la mer allée
Avec le soleil…
C’est-à-dire : c’est dans la jouissance de la terre, dans l’émerveillement de l’instant – et de l’instinct – que réside la reprise de l’immense attente :
« O pureté, pureté…
C’est cette minute d’éveil qui m’a donné la vision de la pureté ! Par l’esprit on va à Dieu !
Déchirante infortune ! »

RIMBAUD ou le vertige de l’être : exposé d'André Melly
Mais non, il le sait bien, l’enfant de vingt ans qui a déjà fait le tour de toute l’expérience humaine. Ce qu’il a découvert, c’est que,
comme dit le Caligula d’Albert Camus, « l’homme meurt et qu’il n’est pas heureux ». Entre le paradis et nous il y a une autre
barrière : celle de la mort. On ne retourne pas à l’eden avec ce corps de mort. Il y aurait bien un autre moyen, et Rimbaud le connaît, mais il sait aussi qu’il n’est pas en son pouvoir de le prendre.

« L’ange déchu a manqué la sainteté. »
Il ne franchira pas les portes par la voie de la lumière ; il ne surmontera point par l’ascèse et la mystique cette condition humaine « ou chacun est un porc ».Et cependant, il veut la surmonter : il veut retrouver le paradis, le paradis sur la terre ! Alors, il prendra l’autre voie, la voie infernale, ce sera là son ultime recours. Il n’y a pas à en douter, depuis qu’a été publiée l’extraordinaire lettre connue sous le titre de lettre du voyant, Arthur Rimbaud, à un âge où d’autres sont encore des enfants, a tenté une expérience exceptionnelle, dont on oserait à peine formuler les termes si ses propres mots n’y autorisaient l’exégète.
En se servant de la poésie comme d’un moyen luciférien de connaissance, il a essayé de dépasser les limites de la condition
humaine, de vivre d’une autre vie que celle de la terre. Il a voulu changer la vie. La Saison en enfer est le compte-rendu, presque
analytique, de cette aventure incroyable, dont il a lui-même, dans la fameuse lettre, révélé la clef,
« la clef de cette parade sauvage ».
Quelle est cette clef ? Ici, il faut avouer que les mots défaillent, et ne peuvent correspondre qu’à une sorte d’enveloppe de la réalité. Il nous parle de « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » ; de cette « torture » où il se plaça lui-même, pour devenir « le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, le suprême savant ! « ? Mais qu’est-ce que cela signifie pour nous, qui n’avons aucune idée d’une telle expérience ? Seuls, peut-être, les mystiques dont l’expérience est analogue, mais de sens diamétralement opposé, pourraient comprendre. Et l’on sait, depuis Saint Paul, qu’à un certain niveau de telles expériences sont incommunicables : dans le septième cercle de l’enfer comme dans le septième ciel, on peut voir des choses « qu’il n’est point permis à l’homme de répéter ».
Désormais, en se référant à ce qu’ont dit bien souvent les mystiques, comme il devient explicable, le soudain et total silence d’Arthur Rimbaud ! « Plus de mots ! » s’écrie-t-il.

Est-ce que cela ne veut pas dire : ce que j’ai vu est si ineffable et si atroce, si étranger à tout ce qui est sur terre, que prétendre en
rendre compte avec des mots est dérisoire. Seul le silence convient. Il se tait. A ce moment, où il dut se rendre compte qu’il se heurtait à une barrière, qui n’était pas seulement d’expression, mais d’essence, aurait-il pu encore se reprendre, se soumettre ?
« Le drame de sa vie fut de ne pas comprendre cette invitation sans paroles, et de récalcitrer ! » Car il y a eu dans sa vie un drame. Un drame tout intérieur et spirituel, et dont celui, abject et méprisable, de son existence apparente, ne dut être que le signe, ou peut-être l’occasion. De ce drame, il existe un commentaire, fait par celui qui avait toutes les raisons de bien le connaître, Paul Verlaine. Dans le poème Crimen amoris extrait de JADIS et NAGUERE, dédié à VILLIERS DE L’ILE ADAM et publié en 1884, les vers du chantre de Sagesse jalonnent cet itinéraire d’une âme et ce fantastique combat dans l’abîme. Après que l’enfant rebelle s’est écrié, comme l’ange noir : « Oh ! Je serai celui-là qui créera Dieu ! »
Verlaine montre les puissances auxquelles la main sacrilège a touché se déclenchant soudain, « Quand retentit un affreux coup de tonnerre et c’est la fin de l’allégresse et du chant »…Foudroyé comme Lucifer et rejeté vers l’abîme ? Est-ce là le vrai destin, la signification ultime d’Arthur Rimbaud ? Tout incline à le croire. En ce dernier instant, se sentit-il pris dans le fameux dilemme qu’au lendemain d’A Rebours, Huysmans devait sentir se refermer sur lui : « La bouche d’un pistolet ou les pieds de la Croix » ? Nul ne peut répondre, ou plutôt, il n’y aura, pour répondre que sa soeur Isabelle et sa trop pieuse page… C’est dans ce refus de la vie des hommes, dans la totale rébellion de l’aventurier du Harar qu’il faut peut-être chercher la réponse. Mais sur ce point, à jamais, Rimbaud s’est tu. Daniel ROPS dans la préface d’une des éditions de la Saison en enfer et des Illuminations écrit ceci :"  La poésie ne menait décidément pas au secret du monde. Même voyant, le poète n’est pas Dieu. Les mots les plus purs n’expriment pas l’ineffable. "
Voyons comment Rimbaud fut défini par les grands poètes de son temps ou proches de lui : Mallarmé : « Ce passant considérable » ou encore « un météore allumé, sans motif autre que sa présence ». Verlaine : « L’Ange en exil ou Satan adolescent » ou encore : « l’homme aux semelles de vent » Claudel : « Ce mystique à l’état sauvage ».

Pour s’acheminer vers la fin, et avant de me taire, moi aussi, je vous propose d’écouter deux très courts poèmes, l’un de la première période d’Arthur Rimbaud, intitulé : Tête de faune faisant partie des vingt deux poèmes reniés par lui, et l’autre, intitulé Fleurs, au coeur de sa dernière oeuvre, Les Illuminations. Il y a, à mon sens, une parenté indubitable entre ces deux poèmes, mais je vous laisse le soin de le découvrir. Préalablement quelques mots sur ce titre. Le mot illumination est anglais et veut dire gravures colorées- coloured plates. La meilleure traduction serait « Enluminures »Mais rien d’illuminé au sens psychologique du terme. Il n’y a pas dans ce mot la notion d’une connaissance soudaine, d’une gnose intellectuelle, d’une vision de l’esprit, mais la trouée d’un espoir, l’éclat d’une grâce, fugitif, écrit Yves BONNEFOY, dans RIMBAUD par luimême.

Rimbaud à Aden
Rimbaud à Aden
TETE de FAUNE

Dans la feuillée, écrin vert taché d’or,
Dans la feuillée incertaine et fleurie
De fleurs splendides où le baiser dort,
Vif et crevant l’exquise broderie,

Un faune effaré montre ses deux yeux
Et mord les fleurs rouges de ses dents blanches,
Brunie et sanglante ainsi qu’un vin vieux
Sa lèvre éclate en rires sous les branches.

Et quand il a fui – tel qu’un écureuil –
Son rire tremble encore à chaque feuille
Et l’on voit épeuré par un bouvreuil,
Le Baiser d’or du Bois, qui se recueille

F L E U R S

D’un gradin d’or,- parmi les cordons de soie, les gazes grises, les velours verts et les disques de cristal qui noircissent comme du bronze au soleil, - je vois la digitale s’ouvrir sur un tapis de filigranes d’argent, d’yeux et de chevelures.
Des pièces d’or jaune semées sur l’agate, des piliers d’acajou supportant un dôme d’émeraudes, des bouquets de satin blanc et de fines verges de rubis entourent la rose d’eau. Tels qu’un dieu aux énormes yeux bleus et aux formes de neige, la mer et le ciel attirent aux terrasses de marbre la foule des jeunes et fortes roses.

A écouter ces deux poèmes, le premier écrit en mai 1871 et le second dans le courant de l’année 1874, on pourrait être tenté
d’occulter le « tsunami »littéraire qui a bouleversé la poésie française et ouvert la porte à la poésie moderne, mais à y regarder de près on ne peut que constater le prodigieux changement du style rimbaldien. Et ce fut le silence définitif, la rupture complète avec l’écriture, l’enfouissement au Harar, en Abyssinie, où il fera commerce d’armes et où il attrapera une gangrène qui le fera atrocement souffrir – on devra l’amputer d’une jambe ce qui finira par l’emporter en 1891 à l’âge de 37 ans. Il passera le dernier mois d’août de sa vie à Roche, dans le domaine familial. C’est-là que, devant le docteur Beaudier, venu le soigner, qui évoquait son lointain passé d’écrivain, il aurait dit : " 
Il s’agit bien de tout cela ! Merde pour la poésie! "  Déroutant salut final. Un dernier mot qui peut éclairer peut-être l’étrange aventure intérieure de Rimbaud qui tient dans ce que luimême écrivait à sa famille en 1888 : « Je m’ennuie beaucoup, toujours. Je n’ai même jamais connu personne qui s’ennuyât autant que moi. »
Dans une formule saisissante de vérité, Alain BORER, poète et écrivain, professeur de littérature à l’Ecole des Beaux Arts de Tours, prix Apollinaire, autre grand spécialiste de RIMBAUD, a écrit : « Il souffre de l’acte d’ennui ».
Dans un souci d’être plus complet dans mon approche de RIMBAUD, j’ai voulu aborder rapidement la place de la femme dans
sa vie et dans son oeuvre. Jugez-en vous- même, c’est assez surprenant. Dans la première partie de cette oeuvre, c’est-à-dire dans les vingt deux poèmes reniés, RIMBAUD écrit, rappelez-vous le premier poème lu : « Sensation » : La plupart des autres poèmes évoquant la femme sont plutôt des rêves d’adolescent : Roman – Au cabaret vert – La Maline – Mes petites amoureuses. Dans « Les Déserts de l’Amour » il écrit :
"  N’ayant pas aimé de femmes,- quoique plein de sang ! il eût son âme et son coeur, toute sa force élevés en des erreurs étranges et tristes ."  L’interprétation courante y voit là un aveu et un regret de son homosexualité avec Verlaine. Très étonnant est ce qu’il écrit dans une Saison en Enfer : Chapitre -  L’Impossible : " J’ai eu raison de mépriser ces bonshommes qui ne perdaient pas l’occasion d’une caresse, parasite de la propreté et de la santé de nos femmes, aujourd’hui qu’elles sont si peu d’accord avec nous." Et, dans Adieu : " Que parlais-je de main amie ! Un bel avantage, c’est que je puis rire des vieilles amours mensongères, et frapper de honte ces couples menteurs,- j’ai vu l’enfer des femmes là-bas ;- et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et dans un corps."femme trouvera de l’inconnu ! Ses mondes d’idées différeront-ils des nôtres ?-Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons."
Qu’en pensez-vous, Mesdames, mais surtout, Messieurs ? Le regard de RIMBAUD sur la femme est singulièrement moderne et d’un féminisme inattendu, quoique s’inscrivant dans l’esprit de la Commune, la libération de la femme étant d’actualité à cette époque-là. RIMBAUD le dit luimême. Dans le poème Adieu, le dernier de la Saison en Enfer, il dit textuellement : Il faut être absolument moderne.  On ne lui connût qu’une seule liaison à Aden, puis à Harar en Abyssinie, aujourd’hui l’Ethiopie, qui dura entre trois et quatre ans, avec une jeune femme abbyssine, prénommée Myriam ou Mariam.

Myriam
Myriam

N’avait-il pas écrit également auparavant dans la fameuse lettre du Voyant : " Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme, - jusqu’ici abominable, lui ayant donné son renvoi, elle sera poète, elle aussi ! La  Françoise GIRARD, femme de chambre de Jeanne BRADLEY, épouse de l’employeur de RIMBAUD, la décrit dans une lettre adressée à Paterne BERRICHON époux de sa plus jeune soeur, Isabelle le 22 juillet 1897. Elle écrit: « elle était très douce, mais elle parlait si peu le français que nous ne pouvions guère causer ; elle était grande et mince ; pas trop noire ; elle était catholique ; elle aimait beaucoup fumer la cigarette » En août 1891, notre poète n’avait pas abandonné ses desseins matrimoniaux, malgré son état de santé. Il irait chercher, disait-il, dans un orphelinat une fille d’antécédents et d’éducation irréprochables, ou bien il épouserait une catholique, de race noble abyssine. Curieusement, et c’est un côté très peu connu de lui, RIMBAUD était un marrant, selon sa soeur Isabelle. Il plaisantait volontiers, tournant en ridicule tout, le passé, le présent, l’avenir, les objets qui l’entouraient, les gens qu’il connaissait et lui-même; et, de son lit de souffrance, il avait alors le pouvoir de faire rire aux larmes son auditoire.

RIMBAUD ou le vertige de l’être : exposé d'André Melly
Je fais appel à un lecteur masculin, pour nous déclamer « Oraison du soir » l’un des très courts poèmes de jeunesse renié par
l’auteur, et pour clore cette soirée. Rassurez-vous, ce n’est pas une prière…

ORAISON DU SOIR


Je vis assis, tel qu’un ange aux mains d’un barbier,
Empoignant une chope à fortes cannelures,
L’hypogastre et le col cambrés, une Gambier
Aux dents, sous l’air gonflé d’impalpables voilures.

Tels que les excréments chauds d’un vieux colombier,
Mille Rêves en moi font de douces brûlures ;
Puis par instants mon coeur triste est comme un aubier
Qu’ensanglante l’or jeune et sombre des coulures.

Puis, quand j’ai ravalé mes rêves avec soin,
Je me tourne, ayant bu trente ou quarante chopes,
Et me recueille, pour lâcher l’âcre besoin :
Doux comme le Seigneur du cèdre et des hysopes,

Je pisse vers les cieux bruns, très haut et très loin,
Avec l’assentiment des grands héliotropes.

Après la lecture : -Vous comprenez pourquoi j’ai fait appel à un lecteur masculin !!! Eh bien ! Voilà en tout cas un dernier texte qui nous déconnecte d’un hermétisme poétique pas toujours très digeste et, pour le moins nous fait descendre de hauteurs singulièrement déconcertantes, ou, s’il on veut, remonter de profondeurs étranges, et nous remet les pieds sur terre.

S’il y a des questions particulières j’essaierai d’y répondre.

Je signale simplement à l’auditoire, deux petits ouvrages fort intéressants : le premier « Madame RIMBAUD » de Françoise LALANDE aux éditions espace nord qui décrit très bien la vie très difficile que la mère du poète aura à assumer, seule avec ses enfants, sans son mari qui l’a complètement larguée, avec un tel enfant qu’Arthur, avec un ainé, plutôt fadasse et la mort de sa fille Vitalie, comme sa mère prénommée, à l’âge de dix sept ans, et le second livre « Rimbaud mourant » d’Isabelle RIMBAUD, la soeur d’Arthur, qui l’assistera, avec beaucoup d’abnégation jusqu’à son décès, soupçonnée d’avoir prétendu à une ultime conversion de son frère, dans ses derniers instants. Sur ce point particulier, Yves BONNEFOY est très prudent. Ces deux livres se lisent comme des romans et je vous les conseille vivement.

En tout état de cause, merci de nous avoir écouté : les lectrices, les lecteurs et moi-même et bonne nuit à tous.

                                                       
                                                                                                                               André Melly
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17/07/2019 11:26

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